Sara Lazzaroni - Femme de Vitruve
Le vide sous la coquille soignée et léchée d’une « femme-produit », voilà la synopsis, à mon sens, de Femme de Vitruve. « Femme -produit » puisque les personnages, deux jeunes femmes travaillant pour une agence de promotions aux allures de conglomérat pyramidal orwellien nouveau genre (j’assume la surenchère adjectivale), doivent, dans le cadre de leur travail, incarner au mieux de leurs capacités le produit dont elles font la promotion, et ce, dans l’anonymat le plus complet.
Ce court roman suit ainsi, en alternance, les personnages de Simone et de Nora, deux jeunes femmes aux prises avec leur propre vide intérieur. La difficulté de Simone à vivre (et je dirais même, à comprendre) l’amour, est contrebalancée par la quête de sens de Nora, dont la vie s’emplit de petits riens accumulés jusqu’à saturation. Je me demande d’ailleurs si les deux personnages ont joui du même traitement lors de l’écriture ; c’est une appréciation très personnelle de l’affaire, mais Nora me semble plus « attachante » et plus complexe que Simone, ce qui me fait croire que, peut-être, le personnage de Simone se trouve plus près de l’auteure ? Conjectures sans intérêt, sans doute.
L’écriture est directe ; la poésie est dans l’agencement des situations, dans le poids calculé du ton et dans la densité des atmosphères, ce qui donne une prose à la fois efficace et agréable. En un sens, je me suis retrouvé comme chez moi dans ce style d’écriture, surprenamment proche du mien (je pense au style de Plomb, entre autres). Là aussi, il s’agit d’une appréciation très personnelle, mais non moins agréable.
Le roman est plutôt court, même si je perçois qu’il aurait été sans doute impossible de l’étirer au-delà de sa longueur actuelle. Le choix de reléguer très tôt le côté glamour de la vie professionnelle de Nora et Simone au second rang est compréhensible, mais j’aurais apprécié un plus grand contraste entre les deux univers. Si la vie intime de chaque personnage nous devient rapidement familière, leur vie professionnelle n’est souvent qu’ébauchée, et on perçoit le dédain évident de l’auteure vis-à-vis du monde publicitaire et des influenceurs de tout genre dans la manière avec laquelle chaque occasion pour décrire ce monde est teintée d’un cynisme subtil, mais omniprésent. Cela sert le sujet et le ton du roman à merveille, mais l’effet aurait peut-être été encore plus frappant si ce monde de l’apparence, du glamour étincelant et du mensonge nous avait, d’abord, été vendu comme quelque chose de fantastique, comme une Voie Lactée où on voit briller les étoiles sans trop se soucier des années-lumière de vide intersidéral qui les séparent réellement.
Note inutile et assurément pédante de ma part : l’auteure tend à favoriser le mot « tel », ce qui me surprend un peu au vu du ton relativement familier du livre. Je me demande pourquoi ne pas aller directement avec « comme ». Oui, « tel » est plus poétique et littéraire, mais ça me semble gênant, ici. En l’occurrence, c’est comme utiliser « maint » ou du passé simple. C’est réellement technique (voire chiant) comme commentaire, et je l’assume. Cela n’a, à la fin, aucune incidence sur la qualité du roman.
L’image de la femme de Vitruve est forte. J’ai aimé avoir le fameux dessin de Da Vinci en tête tout au long de la lecture. L’image est utilisée à merveille au sein de l’histoire de Nora ; un mélange de perfection calculée, de beauté naturelle et de soucis de l’apparence aux dépens de la vie intérieure. Et c’est sans doute la raison pour laquelle Nora nous paraît plus sympathique, ou plus intéressante, que Simone (même si elle est, de par son caractère, la plus profondément désagréable des deux !). Nora ressent ce déchirement du vide avec une puissance et un désespoir qui trouve une résonance chez le lecteur. On ne comprend pas nécessairement ses actions, mais on comprend ses émotions. À côté d’elle, Simone paraît davantage comme le produit très moyen de notre société actuelle : elle semble blasée, à la dérive, concentrée sur la réussite du moment, mais sans vision de la réussite à long terme. Elle se demande d’ailleurs pourquoi on la relègue graduellement à des rues et quartiers ennuyants et communs, alors qu’en début de carrière, on la faisait voyager un peu partout. Simone semble avancer vers une crise de la trentaine qui sera assurément très pénible, voire douloureuse. Au contraire de Nora ; mais je ne veux rien gâcher du récit non plus !
Je ne me pencherai pas sur la fin du roman ; je ne suis pas certain qu’elle produise l’effet escompté, mais en même temps, elle noue efficacement les ficelles qui ont été déroulées en cours de lecture, difficile, donc, de trancher. Par ailleurs, les fins de roman ont la fâcheuse habitude d’être le point de rencontre de tous les désaccords dans le monde littéraire, ce qui noie souvent la qualité de l’ensemble de l’œuvre. Femme de Vitruve est un roman intelligent, doux-amer par moment, capable de poésie et très efficace. Il creuse une réflexion sur l’aspect duel de nos vies numériques et capitalistes actuelles, fondées sur l’apparence, qui, si elle n’est pas nouvelle, a la très grande qualité d’être honnête et limpide. Le livre est très récent, sorti le 1er avril 2023 chez Leméac, et vous le trouverez donc aisément chez votre libraire.
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