Esteban Bedoya - Le Collectionneur d'oreilles
J’ai rencontré Esteban Bedoya lors d’une soirée organisée à Québec par le Cercle Gabriel-García-Márquez et la Casa latino-américaine, le 25 avril dernier. Le Centre québécois du P.E.N. international collaborait à l’ensemble, d’où ma présence. Esteban, écrivain, architecte et diplomate paraguayen (membre de PEN international, soulignons-le), présentait une sorte de tour d’horizon de la littérature paraguayenne, et survolait par la même occasion son œuvre littéraire, riche, à ma connaissance, d’une dizaine de livres. À la fin de la soirée, il a offert des exemplaires traduits en français de deux de ses romans à Luis Thenon, du programme de littérature espagnole à l’Université Laval, et à moi, en qualité de représentant de PEN Québec. C’est ainsi que je me suis retrouvé en possession du Collectionneur d’oreilles.
J’ai beaucoup apprécié Bedoya l’humain ; l’écrivain me laisse un peu perplexe.
La littérature latino-américaine est un monde en soi, et j’ai la triste impression que la traduction française (de France, il faut le noter) gâche à plusieurs égards l’atmosphère latine et américaine du roman. Je reviendrai un peu plus loin sur l’utilisation de certains termes qui m’ont fait sourciller.
Mais commençons par le positif, car assurément, il y en a. L’histoire suit les traces de Cristino, un indigène de la tribu des Mbyas, ostracisé dès sa jeune enfance pour son albinisme. Réussissant contre toute attente à survivre dans la nature (on le compare quelques fois à Mowgli tout au long du roman), Cristino, atteint de mutisme sélectif et incapable de communiquer autrement qu’en déballant des listes d’ingrédients de recettes, se retrouve tour à tour sur une ferme contrôlée par l’armée, puis chez une famille d’aristocrates (les Palavecinos), et enfin chez le sénateur Rafael Pavón. Décrire ces aventures serait gâcher l’essentiel du livre, qui s’intéresse au fond davantage aux personnages qui gravitent autour de Crisino qu’à l’indigène lui-même. Pensez : relents de nazisme (le livre se déroule des années 1950 au début des années 2000), trafic humain, corruption politique et jeux de pouvoir.
La force de Bedoya est dans la création d’un univers sensoriel, et même sensuel, très réussi. Les meilleures descriptions du livre sont évocatrices et viennent puiser dans l’abondant étalage de parfums, de sonorités tropicales et de sensations en tout genre que le Paraguay et l’Amérique latine en général ont à offrir. Cela dit, ces passages sont inégaux dans leur qualité et semblent souvent un peu forcés.
L’imagination de Bedoya est également puissante ; il nous sert tout un cocktail de situations et de personnages entremêlés de fiction et de réalité, au point de faire questionner tout ce que nous lisons (Antonia Grisini brise le quatrième mur en mentionnant sa modeste condition de personnage dans un roman). Il faut une bonne dose de puissance imaginaire pour créer un récit où les faits et la fiction se rencontrent et s’entrecroisent de cette manière, puisque le point focal passe alors de la diégèse (devenue en partie obsolète) à l’univers qu’elle sous-tend, au non-dit et à l’alludé.
Et c’est ici que le bât blesse. Ce type de narration aurait fonctionné à merveille si le récit n’avait été aussi disjoint. Les scènes filent souvent sans finesse ni délicatesse : on passe d’un état des choses à un autre sans réelle transition digne de ce nom, souvent pour sauter ailleurs par la suite. Le passage du temps est, au mieux, brièvement alludé, justement, mais sans réel point d’ancrage, ce qui fait en sorte qu’on quitte un Cristino relativement jeune, pour le retrouver quelques pages plus tard à un âge indéfinissable que l’on apprend, par la suite, être autour de la soixantaine. Bon nombre de scènes me sont apparues inutiles : les personnages ne nous accrochent pas suffisamment pour qu’on s’intéresse aux anecdotes (presque toujours sexuelles) qui les concernent. On découvre même souvent sur le tard qu’un personnage apparemment sans importance est maintenant placé au premier plan ; j’ai souvent dû revenir en arrière pour comparer les noms et remettre les personnages en place dans mon esprit, chose que je n’ai jamais faite dans un roman. Cette facette du roman m’a fait songer à Cien años de soledad, de García-Márquez, où la trame principale suit les personnages, génération après génération, à travers Macondo. La différence est que García-Márquez rend ses personnages attachants, et il rend les interactions significatives, et crée chez le lecteur cette curiosité à vouloir découvrir la manière dont toutes ces vies sont enchevêtrées. Il n’y a rien de tel ici, hormis une tentative qui n’aboutit pas. Le seul personnage intéressant est Cristino, et justement, cela m’amène au deuxième élément de ma critique.
Cristino est intéressant parce qu’il est l’élément perturbateur, exotique, imprévisible. On veut savoir ce que la vie lui réserve, comment il évolue, où ses pas le guident. Malheureusement, et malgré que le lecteur s’investisse constamment à l’espérer, cette évolution ne survient pas. Ma plus grande perplexité à la lecture de ce roman est la suivante : le traitement du personnage de Cristino me sidère et, par moment, me choque. D’abord, par la profusion du descriptif « Indien ». J’ignore s’il s’agit du terme choisi par le traducteur ; je pense que ce terme est encore très utilisé en Amérique latine, mais hormis là où il est la preuve d’une ignorance crasse de la part d’un personnage, je me demande sérieusement pourquoi le terme indigène ou autochtone n’a pas été choisi. Je ne peux m’aventurer plus loin en conjectures, peut-être y a-t-il une raison valable que j’ignore (je ne suis pas familier avec la culture latino-américaine, je l’avoue). Mais peu importe la terminologie qu’on lui applique, le terme « Indien » pour désigner un autochtone d’Amérique est forcément mal choisi.
Mais revenons à Cristino. Son caractère est établi dès les premières pages : il tue de petits animaux pour manger leur chair crue, il grimpe aux arbres, il est généralement bienveillant, mais sait faire preuve d’une violence inouïe, lorsque provoqué, et il ne s’intéresse, semble-t-il, à aucune interaction humaine au-delà du toucher et d’une sorte d’appréciation infantile, naïve, de ce qu’il a en face de lui. Il devient serviteur chez les Palavecinos, mais son « intégration » s’arrête là. Chaque fois qu’il ouvre la bouche, c’est pour débiter une série d’ingrédients. Et alors, la question qui me démange : pourquoi refuse-t-on à ce personnage l’évolution tout à fait normale que tout être humain vivrait en ces circonstances ? Car hormis dans sa tendre enfance (j’ignore à quel âge il a été emporté à la ferme, mais il ne devait pas être adolescent ? le manque d’information à travers le roman rend ce genre de réponse impossible à obtenir), Cristino a vécu avec des gens « civilisés », c’est-à-dire qui vivent selon des mœurs et en suivant des méthodes et techniques qui sont celles des grandes sociétés du 20e siècle. Pourquoi refuse-t-il l’apprentissage ? Je n’irai pas m’immiscer dans son esprit, qui m’est inaccessible, mais considérant qu’il a vécu jusqu’à un âge avancé comme serviteur principal de Palavecino, je suis forcé de croire qu’on présente un indigène qui, par sa naissance et sa condition, ne peut être autre chose qu’un indigène. Ne passons pas sous silence ses ébats sexuels qualifiés de sauvages et le fait qu’il tue apparemment sans remords. Le personnage est cantonné à un rôle qu’il joue, à merveille, mais graduellement de manière plus fade et prévisible, de la naissance à la mort. Je suis certain que Mowgli ou Tarzan, une fois accoutumés à la société qui les accueille (ou aurait pu les accueillir), développeraient une sensibilité interpersonnelle et une appréciation des us et coutumes beaucoup plus naturelle que Cristino.
Autres menues choses qui m’ont agacé : le manque de contexte d’un grand nombre de situations. Au début du chapitre XI, par exemple, une conversation a lieu dans la voiture entre Antonia et Rafael… mais on ne nous dit nulle part que Rafael est présent, ce qui fait qu’on ignore absolument qui est l’interlocuteur jusqu’à plusieurs lignes de dialogue plus tard. Est-ce considéré comme une évidence que Rafael est avec Antonia à ce moment ? Ce genre de confusion survient à plusieurs endroits, surtout au milieu du roman. Également, le personnage de Nicolás, s’il a un certain intérêt (similairement à Cristino, Nicolás passe de la classe inférieure à la classe supérieure de la société grâce à Antonia, une sorte de « civilisation » de l’animal humain) parce qu’il est diamétralement opposé à Cristino et qu’il représente, au fond, le démon, demeure inconsistant et étrangement introduit. Un épisode surprenant éclaire cette distinction : celui où Cristino (alors dans la soixantaine, rappelons-le) part en quête de marijuana pour son maître et se retrouve au beau milieu d’une séance occulte dirigée par un personnage nommé l’Aragonais. S’en suit une sorte d’élévation spirituelle du personnage (Cristino, après tout, signifie « petit Christ ») qui démontre certaines caractéristiques quasi mystiques et qui en profite pour féconder une jeune fille présente ; l’enfant qui naîtra de cette union est plus tard présenté comme un « Messie secret ». Le symbolisme de cet épisode et de plusieurs autres mériterait sans doute d’être creusé.
Le journaliste Manfrini possède un rôle insignifiant qui mérite d’être passé sous silence. Mais le plus irritant dans tout cela : le fameux « collectionneur d’oreilles » (la fameuse « collection d’oreilles », au fond) ne possède ni poids narratif ni réel intérêt. Y a-t-il un aspect symbolique ici qui m’échappe ? Peut-être. Mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi le roman a donné son titre à un élément aussi ambigu et latéral du récit. Les oreilles sont mentionnées, de mémoire, quatre fois dans le livre : au tout début, un peu passé la moitié, puis deux fois vers la fin. Chaque fois, elles n’ont que peu de poids sur le fonds des événements, excepté lorsque le « spectre » (à défaut d’un autre mot) de Mengele mentionne à Rafael qu’il lui avait promis cette collection en échange d’un œuf de Fabergé. On comprend, en filigrane, une critique du nazisme et des horreurs qu’ils ont commises à l’endroit des peuples indigènes d’Amérique latine, mais le tout est si rapidement survolé que le lien est, au mieux, ténu.
Que dire, donc, du Collectionneur d’oreilles ? Je sens que mon manque d’expérience avec la littérature espagnole en général, et latino-américaine en particulier, m’empêche d’apprécier ce livre-ci à sa juste valeur. Je ne pense cependant pas me tromper beaucoup en disant que l’intrigue est diluée et que le tout manque de consistance, même si certains passages sont très évocateurs et même beaux. L’omniprésence du sexe ne m’a pas fait grande impression : aborder la sexualité débridée de ses personnages n’est pas un exercice que je juge particulièrement cohérent la majorité du temps, et le fait de présenter, par exemple, Rafael Pavón comme un coureur de jupons friand d’énormes dildos relève peut-être d’un humour qui m’échappe, mais cela n’affecte aucunement ma perception du personnage. Ce qui se passe sous la couverte est rarement digne de mention, et le fait qu’un personnage présente une « déviance » n’en fait pas, de facto, un « méchant » à mes yeux. Je n’ai donc pas apprécié cet aspect de l’univers de ce roman, même si je concède ici que cela relève de mes goûts personnels en la matière.
J’ai la ferme conviction qu’une lecture en espagnol serait plus à même de faire ressortir les forces de ce texte. Peut-être même est-il impossible d’apprécier ce roman à sa juste valeur dans une autre langue. Disons que le livre, à la fin, m’aura laissé plutôt froid. Je laisse aux lecteurs curieux et latinophiles le soin de le découvrir, et, qui sait, de me contredire.
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