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Des ponts en briques rouges

Oui, je sais. Mes publications ont pris beaucoup de retard, la revue mensuelle aussi. Mes obligations, projets, responsabilités, bouffées d'hystérie ont carrément explosé depuis janvier et je peine un peu à reprendre le souffle ; le blogue en pâti donc. Pourtant, la vie étant ce qu'elle est, je ne tiens pas à m'excuser. Je suis heureux d'être occupé, mais j'ai besoin de beaucoup de repos, et aussi, grandement, intensément besoin d'un peu d'activité physique. Il faut comprendre que pour quelqu'un comme moi qui, pendant des années, avait l'habitude de s'entraîner 3 heures par jour, les quatre dernières années passées derrière mon clavier ont entrepris de chambouler ma chimie intérieure à un point que je n'avais pas vraiment prévu.

Bref, je me permets aujourd'hui de rédiger un peu de contenu, en espérant pouvoir m'y remettre sous peu.

 

Vers l'âge de quatre ou cinq ans, on m'avait demandé ce que je souhaitais faire quand je serai grand. Parce que j'avais une fixation inébranlable sur Nafnaf, le plus malin des 3 petits cochons, je répondais : "Je vais faire des ponts en brique rouge." Pourquoi des ponts ? Allez savoir. Mais tant qu'à construire des ponts, pas de niaisage : j'allais les faire en brique rouge.

Quelques années plus tard, je décidais de devenir paléontologue, puis écrivain. J'aurais bien aimé devenir Robin des Bois, mais ce n'était pas vraiment un emploi, et, avouons-le, tirer à l'arc semblait amusant, mais passer sa vie à se cacher du shérif de Nottingham, pas vraiment.

En tous les cas, je suis devenu écrivain.

Pourtant, la vie a d'étranges façons d'ensemencer la terre sous nos pieds. La fleur qu'on voit paraître, parfois, a fait long voyage depuis notre passé pour venir s'épanouir là, où on s'y attend le moins.

L'essence de l'écriture, et l'art en général, est de lier les êtres humains entre eux par le biais d'expériences significatives. L'art nous oblige à retourner la réalité entre nos mains comme un prisme. À percevoir ce que l'autre perçoit, à comprendre. J'ai lu il y a peu ce commentaire qui disait que "seuls les rares génies sont réellement incompris, alors que presque tous les incompris sont des êtres médiocres". C'est une absurdité. Nous sommes tous incompris. On a peine à se comprendre soi-même. L'art est une manière fantastique (la seule manière, peut-être) d'apprivoiser l'entité "autre" qui se tient devant nous, et en nous également. Oui, nous sommes tous semblables, nos différences sont assurément minimes si on les compare à nos similitudes. Pourtant, c'est de ces quelques différences que naissent toutes les incompréhensions. Ce sont elles qu'il faut obligatoirement surmonter, traverser, pour atteindre les rives de "l'autre". Être incompris est normal. Maintenant, certains, sans doute, plombent le dos l'incompréhension d'une charge un peu trop lourde ; le fait d'être incompris est rarement la vraie raison de vos échecs. La mollesse morale devrait davantage être dans la ligne de mire.

Ma profession m'amène donc à réfléchir sur ce qui nous lie. Cette réflexion, en constante évolution, en constant chambardement, comme un terrain dévasté où poussent les fleurs entre les déflagrations des obus, cette réflexion est essentielle à l'écrivain. Comment savoir si le mot écrit ici touchera le lecteur ? Ou si un élément narratif aura un impact sur la tension réelle du texte ? On ne peut tricher que sur de courtes distances ; sans la technique et l'intention appropriée, c'est la crampe musculaire qui tétanise le texte, puis c'est l'affalement, et enfin, l'échec total de la communication. Et si j'ai toujours eu une aisance à écrire, c'est dans la communication avec autrui que je m'essouffle rapidement. L'isolement n'a pas été mon alliée ici : je n'ai jamais valorisé l'être humain devant moi avant l'aube de la trentaine. Difficile, alors, après trois décennies à vivre dans ma tête, de me propulser hors de moi pour essayer de comprendre mon voisin. Pour savoir ce qui lui fait voir des étoiles, à lui. C'est très ardu. Je ne suis pas un "people person", vraiment pas. Je ne me rappelle pas la dernière fois que j'ai téléphoné à quelqu'un, et un bon ami me disait, il y a pas si longtemps, que ça l'embêtait que je ne donne jamais de nouvelles. Pas que je sois entièrement antisocial, mais si l'autre n'est pas présent matériellement devant moi, là, dans le moment, il est à peu près inexistant pour moi. J'ignore si c'est normal ou étrange. Je m'en moque un peu. Mais j'essaie de comprendre. Parce que, en bout de ligne, c'est l'essence même de mon travail ! Drôle de paradoxe, non ?

Et en réfléchissant à ces choses, en tentant d'établir les liens nécessaires à une compréhension de l'enjeu étalé devant moi, je constate tout à coup ce que j'essaie de faire. J'essaie de bâtir des ponts.

Des ponts en briques rouges. Bien solides.

Et je me demande alors si, à la base, c'était la solidité de la structure qui m'intéressait ou si, déjà à quatre ou cinq ans, je ressentais ce besoin viscéral, cette nécessité de communiquer avec un monde externe qui ne m'apparaît, toujours, que comme une sombre silhouette embrumée sur l'horizon, une silhouette qu'un fleuve sépare de mes berges. Comme les côtes gaspésiennes entrevues du Nouveau-Brunswick. Ce que les années m'ont appris, c'est que nous ne sommes que des îles. De petits sols rocailleux plantés dans les eaux et tentant, à jets de galets, à renforts de bouteilles de verre, de se lier à d'autres rives. Nos messages se perdent, comme dans cette chanson de Balavoine. Certains sont maîtres d'esquifs, et ceux-là on les voit se trimbaler d'une île à l'autre, et ils sont divinisés parmi les Hommes. Tous ces parleurs, ces faiseurs, ces êtres qui vivent sur les flots pour planter leurs drapeaux sur nos plages vierges. Mais pour les autres, nous demeurons là, calés entre deux vagues, et la solitude humaine est une ascèse sublime et terrible à vivre.

Et pourtant, me voilà qui met quelques briques à terre. Qui entreprend une culée. Étire un long bras de losanges rouges à travers les eaux.

Je suis toujours le gamin de 5 ans qui chantait à tue tête "Tous les cris les SOS", qui s'enfonçait dans les bois avec un arc et des habits verts délabrés, qui se jetait à l'eau pour, peut-être mieux entrevoir les côtes lointaines, qui s'époumonait au ahan du maçon ; créer des ponts de brique. Des ponts entre moi et le monde. Et pour la première fois depuis longtemps... depuis jamais, j'entrevois, dans la distance, d'étranges silhouettes efflanquées et gris-roses dans la brume du soir.

Des ponts de brique rouge qui, de toutes les directions, s'élancent sur les flots.

Félix


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