Vous me pensez...
Vous me pensez
Parfois, c’est aux deux jours. Parfois, aux deux semaines. Je me demande sincèrement à quelle époque ça a commencé, et à quelle fréquence j’en faisais les frais, au début. Mais régulièrement depuis, j’ai cette subite impression qui m’assaille et qui gâche à peu près tout de ma journée ou de ma semaine.
L’impression tiraillante de ne rien valoir pour personne.
Ça vous arrive ?
On s’entend, c’est borderline ridicule. J’ai quelques amis que je respecte énormément et qui, ils me le prouvent parfois, me respectent également.
J’ignore pourquoi je suis ainsi.
Peut-être à cause d’une enfance un peu relaxe, passée à rêvasser dans le jardin de ma grand-mère et à m’inventer des histoires. Peut-être à cause de l’intimidation vécue au secondaire, de la réputation de bolé, de nerd, et de tout le reste qui m’a collé à la peau pendant de très longues années. À cause de la réclusion qui était la mienne à cette époque et par la suite, au cégep. À cause des refus répétés, de toute part, à mes demandes d’amitié. Des trahisons parfois.
Tout ce que je sais, c’est que ça a eu une naissance. Quelque chose de sale. Ou peut-être, quelque chose de long et pénible, une sorte de gestation douloureuse et sans fin.
Pendant près de quinze ans, j’ai pallié ce manque par les arts martiaux. Mes anxiétés se dissolvaient dans les séances d’entraînement, dans les combats, dans la concentration absolue nécessaire au développement d’une technique irréprochable.
Et pourtant, il pouvait suffire d’une défaite toute bête en sparring pour que me revienne la sensation cuisante que ma vie était un échec.
Je me donnais à fond. Il fallait être le meilleur, car forcément, si on est le meilleur, on doit bien valoir quelque chose.
J’ai fait des choses incroyables en arts martiaux. Des choses que je n’ai vu personne d’autre faire, pour être honnête. J’aimais voir l’admiration dans les yeux des gens.
Pourtant, ce n’était jamais assez.
Même aujourd’hui. Je regarde ma vie, et honnêtement, en ce moment, je ne vois rien là-dedans qui me procure de la fierté. Rien.
Étrange, non ?
Je veux dire, voyez d’où je suis sorti : à 13-14 ans, j’étais à peu près le pire élève d’éducation physique à mon école et mon bulletin affichait des E. Par contraste, à 25 ans, je finissais premier ou second dans à peu près toutes les épreuves de l’examen physique du Bac en Intervention Sportive/Éducation Physique. Ça prend de la drive pour passer d’un extrême à l’autre ; je suis encore surpris de voir tous les obstacles surmontés. Et tout seul ! Aucune équipe à mes côtés, aucun club, à part quelques entraînements entre amis. Je devrais marcher avec la tête bien haute !
Mais ça me laisse surtout un goût amer.
J’avais atteint un si bon niveau avant d’arrêter ; imaginez où je serais aujourd’hui !
Même chose pour l’écriture. J’aligne les mots, les idées, je crée des histoires de toutes sortes depuis toujours. Je le répète souvent parce que ça me fascine : à 11 ans, j’avais écrit deux livres !
Mais voyez, j’ai dû mettre les freins, à une certaine époque, parce qu’« écrire, ça ne te fera pas vivre » (dixit à peu près tout le monde).
Imaginez si je n’avais pas, à 20 ans, attendu 8 autres années avant de publier un premier livre. Comment ressentir la moindre fierté, alors, pour L’Horloger ? Est-ce que ce n’est pas plutôt un échec incroyable, vu mon bagage, de n’avoir rien publié d’autre en 31 années de vie ?
Et voyez, cela m’amène, entre autres choses, à parler de moi. À essayer de trouver, dans tout ça, ce qui me définit. Trouver l’intérêt à mon vécu. Me rassurer que ces 31 années qui m’ont mené, aujourd’hui, jusqu’à ce clavier où je tape, lettre à lettre ces mots, n’ont pas été vaines. Et croyez-le ou non, je déteste parler de moi ! Une contradiction parmi tant d’autres.
Je préfère parler de vous. Je préfère savoir comment vous allez. Si vous avez besoin d’aide. Si vous aimez tel livre ou telle activité. Je préfère vous dire que j’adore la façon dont vous écrivez ceci. Dont vous abordez tel sujet. J’adore la façon dont vous vivez votre vie. La façon dont vous semblez si sûrs de la voie que vous avez prise.
Parce que quand on est entouré d'autres êtres humains, on peut se décentrer. On peut jouer avec la visée de notre attention, l'orienter vers l'Autre. Pour s'intéresser à l'externe, il faut qu'il y ait un externe à explorer.
Quand on est isolé, il n'y a que nous.
Alors on s'explore. On se revire d'un bord et de l'autre. On se creuse. On cherche où se trouve le problème. Où se trouve la chose qui fait de nous une créature apparemment si méprisable pour l'ensemble de la société. Notre discours entier, qu'on le veuille ou non, sombre dans le grand vide qui nous sépare de l'Autre. L'Autre qu'on veut toucher, mais qui se dérobe, toujours, sous nos doigts et sous nos mots.
Parce que c’est ça le point. Le but de toute chose : les relations humaines.
Nous sommes des êtres sociaux. L'épanouissement n'advient, étrangement, que dans l’œil de l’autre. Dans le terroir de son respect, de son appréciation. Nous avons besoin d’interactions humaines.
Depuis plusieurs années maintenant, je vis en isolement quasi complet. Si ce n’était pour ma femme et mes enfants, je ne verrais personne. Si ce n’était pour Facebook, je ne parlerais à personne. Et plus notre vie sociale s’effrite, c’est l’horreur de la chose, plus notre capacité à connecter aisément avec autrui disparaît.
Et ainsi, après plusieurs semaines à ne voir personne, à ne recevoir aucun message sur Facebook, aucun courriel, à n’interagir qu’avec des enfants d’âge préscolaire, on commence à se demander si le monde ne nous a pas oubliés.
On ne vaut apparemment pas même un « Salut ! Comment ça va ? »
J’ignore pourquoi cette pensée, cette obsession me taraude.
Ce que je sais, par contre, c’est que l’indifférence me tue.
L’idée de ne rien valoir aux yeux des autres me plonge dans une léthargie dont à peu près rien, sinon le temps, ne vient à bout.
Si j’écris ceci, ce n’est pas pour implorer la pitié (de la pitié pour quoi, au juste? je ne suis certainement pas le seul névrosé de la place !), mais pour vous dévoiler un peu de ce qu’il y a sous le masque. Je suis tellement inégal ; certains me voient comme une personne volubile et pleine d’assurance, d’autres comme une personne timide et quasi muette. Certains me voient comme un athlète de calibre olympique, d’autres comme, tsé le nerd qui a étudié le latin pis qui écrit des livres là. Certains me voient, à coup sûr, comme l’individu un peu creepy qui essaie tant bien que mal d’établir une communication avec eux, alors que d’autres me voient comme le type qui leur envoie des vœux de bonne année et qui fait un effort pour garder un contact boiteux, mais réel.
À ce propos, je parlais à Joseph Elfassi, un ami que j’ai eu le bonheur de revoir à Montréal récemment, et je lui expliquais cette espèce de mal de vivre que l’isolement amenait chez moi. « Dude, tu devrais sortir plus et voir du monde. » Qu’il me répond. J’acquiesce, quoi que ce soit plus compliqué, dans mon cas. Puis, alors qu’il me raccompagne vers la Gare Centrale, je lui dis : « Tsé, au fond, Descartes avait ça tout de travers. »
– Comment ça ?
– Descartes a dit « Je pense donc je suis. ». Mais c’est archi faux. Il faut être face à l’autre pour se définir une existence propre. Quand on est seul, on n’est rien. Il n’y a aucun référent externe pour valider notre propre existence. Il n’y a pas de « je » qui vaille sans « tu ». Ce n’est donc pas « Je pense donc je suis. ». C’est « VOUS me pensez, donc je suis. »
Pour terminer sur une note résolument positive (parce qu'il y a ça, aussi : l'aptitude à laisser couler la pluie sur ses épaules et à présenter son visage au ciel ; voir, dans la grisaille, le don), je vous propose ce TedTalk qui développe sur l'importance, à long terme, des relations interpersonnelles, et de leur impact sur notre bonheur. Un vidéo d'une douzaine de minutes qui nous amène à chérir les liens que l'on a tissés avec les êtres qui nous entourent.