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La femme près de l'étang - partie 3

La femme près de l'étang - partie 3



J’immobilisai le véhicule ; la cabine s’illuminait, à intervalles, de bleu et de rouge. Je sondai les ténèbres, tremblant, croyant à tout instant voir surgir la silhouette de la femme de l’étang. Que faisait donc le policier ? L’attente me terrassait. Je n’étais en sécurité nulle part. Elle pouvait se manifester à tout moment !

Profitant de ce que mes yeux parcouraient frénétiquement la lande rocheuse et obscure du côté passager, quelques heurts à ma fenêtre me firent tressaillir et crier sur mon siège.

À l’extérieur, armée de sa torche électrique, une policière imposait son visage impassible à mon regard nerveux. Elle fit un court mouvement de haut en bas avec son index. J’abaissai la vitre.

– Vous n’avez pas entendu les sirènes ?

Son entrée en matière était pour le moins glacial.

– Désolé, j’avais la tête ailleurs... Je suis un peu énervé en ce...

– Monsieur, vous savez à quelle vitesse vous rouliez là-bas ? À cette heure de la nuit ?

– Je... non, je ne sais pas, non...

– 94 miles à l’heure, Monsieur, dans une zone de 50.

– Je suis désolé... J’étais...

– Donnez-moi vos papiers, Monsieur.

– Écoutez, je suis désolé. Mais je suis terrifié. Je veux seulement me rendre à l’aéroport.

– Vos papiers.

– On me poursuit ! Quelque chose me poursuit !

– Qu’est-ce que vous me chantez là ?

Elle braqua sa torche sur mon visage ; je plissai les yeux presque jusqu’à les fermer.

– Quelque chose me poursuit ! Une femme !

– Avez-vous consommé des substances illicites, Monsieur ?

– Je vous le jure !

– Vous n’avez pas l’air bien. Sortez du véhicule, s’il vous plaît.

– Ne me faites pas sortir, s’il vous plaît ! Elle va jaillir de nulle part et pousser son cri, encore ! Elle crie ! C’est horrible ! C’est terrifiant ! Ne m’obligez pas à sortir !

– Un cri ?

– Oui !

Elle secoua la tête, agacée.

– Allez, arrêtez-moi les histoires de banshee et sortez du véhicule.

– Banshee ?

Je ne reçus pas davantage d’explications ; avec une force qui me surprit, la policière m’empoigna et m’attira à elle.

– Débouclez votre ceinture.

Le ton vibrait d’autorité ; je m’exécutai. Je me retrouvai aussitôt à l’extérieur, plaqué sur la voiture.

– Les mains sur la carrosserie. Et on ne bouge plus.

Je me sentais nu dans la nuit. La fraîcheur de toute l’Irlande me rentrait dans les os et m’emplissait d’un frisson incontrôlable. La policière ne me lança pas même un second regard ; elle ma tâta prestement avant de plonger dans le véhicule à la recherche des papiers. Dans la voiture de patrouille, plus loin, son coéquipier me fixait intensément, une main crispée sur le microphone de son walkie-talkie.

J’eus une seconde de lucidité à cet instant. Dans quelle situation invraisemblable m’étais-je empêtré ? J’étais là, en Irlande, au beau milieu de la nuit, sur un chemin désert, pourchassé par une femme démoniaque et arrêté par la police. Quel énergumène devais-je faire...

Le moteur de ma voiture s’arrêta. La policière ressortit de l’habitacle, clés et papiers en main.

– Tournez-vous.

Je pivotai.

– Alors, qu’est-ce que vous avez consommé ?

– Je vous l’ai dit, je n’ai rien consommé !

Elle fit un geste en direction de son coéquipier qui ouvrit aussitôt sa portière et se dirigea vers nous, éthylomètre en main. J’eus un mince sourire ; ils allaient bien voir que je n’avais pas une goutte d’alcool dans le sang.

Marlène aurait ri. Les situations de ce genre, que j’abhorrais, Marlène les trouvait hilarantes. Parfois, ça empirait les choses. Parfois, ça les facilitait. On ne savait jamais. Mais il y avait une couleur, indéniable, à la vie avec Marlène. Mon mince sourire, mon pied de nez à ma propre insignifiance, c’est tout ce que je pouvais me permettre. Ma solitude était grise et sans relief.

– Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

La policière me toisait sévèrement. Je m’apprêtais à lui répondre quand je figeai.

Mes yeux s’écarquillèrent sans doute dans une expression d’épouvante contagieuse, car la policière pivota vivement sur elle-même, prête à dégainer.

Elle avançait, hors de la nuit, comme découpant la noirceur et la traînant, effilochée, derrière elle.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

Le deuxième policier nous avait rejoints et balayait l’espace du regard, incertain.

Elle s’en moquait. Elle me fixait, droit dans les yeux. Et elle avançait.

– Je sais pas. Tu vois quelque chose ?

– Non. Qu’est-ce qui se passe ?

– Il a regardé par là, je sais pas. Je croyais qu’un ours allait me sauter dessus.

Et pendant qu’ils échangeaient ainsi et me regardaient avec animosité, Elle, elle avançait toujours. Lentement. Glissant sur les ombres. Lorsqu’elle s’immobilisa enfin, à peine deux mètres nous séparaient ; les deux agents, qui se tenaient tout juste à côté d’elle, ne semblaient pas même la voir.

– Dis donc, je sais pas ce que t’as pris, toi, mais arrête de te foutre de nos gueules !

La policière était furieuse. Mais je ne la regardais même pas.

La bouche de la femme s’ouvrit grand ; paniqué, je plaquai mes mains sur mes oreilles.

Cette fois, le cri me sonna proprement. Des points lumineux clignotèrent devant mes yeux. Je m’écroulai en hurlant, mais son cri, à elle, était infiniment plus puissant. La note s’éternisa, les points lumineux se multiplièrent, et bientôt, je plongeai tout entier dans les ténèbres, poursuivi par les vibrations aiguës du cri impossible.


Je me réveillai avec le pire mal de tête de l’univers. L’ensemble des galaxies et des espaces intersidéraux et des trous noirs contenu dans les limites de mon crâne, jouant du coude pour en fissurer les parois et s’échapper.

J’entrouvris les yeux, effrayé, fatigué, tout à la fois, incapable de réfléchir. Des barreaux. Une banquette. Une cuvette en inox.

– Oh bon sang... Je suis en prison !

Je ne pus empêcher les mots de s’extraire bruyamment de ma bouche. On éclata de rire, tout près. Dans la cellule d’en face, une masse informe se leva de la banquette et vint s’appuyer mollement aux barreaux.

– Hahaha ! C’est le poste de police, imbécile ! Tu dois être... uh... être défoncé pas à peu près, eh ?

J’examinai brièvement mon interlocuteur. Un clochard, selon toute vraisemblance. Et ivre mort. Il riait encore.

– J’ai lancé des bouteilles à un policier, déclara-t-il avec fierté.

Je ne répondis rien.

– Toi ?

– J’ai dépassé la limite de vitesse.

– Hein ? C’est tout ?

– J’ai dû m’évanouir quand ils ont voulu me faire souffler dans l’éthylomètre.

– Hahaha ! Petite nature, eh !

Ma tête menaçait de fendre avec tout ce bruit.

– Ta gueule, veux-tu ! m’exclamai-je. Je n’avais pas bu, et je ne suis pas une petite nature !

– Oh ho ! Eh ben. T’as dû les frotter à rebrousse-poil alors, parce que pour la vitesse, sais-tu... uh... ils donnent que des tickets...

C’est vrai que les événements n’avaient pas joué en ma faveur.

– Je sais, je sais. Je voulais arriver rapidement à l’aéroport et retourner chez moi. J’en peux plus de l’Irlande. Et voilà qu’on me demande de sortir de ma voiture et d’arrêter de raconter des histoires de... banshee. C’est quoi, de toute façon, une histoire de banshee ?

Le clochard émit un long « Mmmm... » guttural avant de déclarer en balayant l’air de la main :

– Ah, c’est des conneries tout ça. Des histoires pour les gamins. Ma grand-mère me racontait de banshee. Si tu entends le cri d’une banshee, qu’elle disait, c’est mauvais signe. Quelqu’un dans la famille est sur le point de mourir. Bah. Jamais entendu aucun cri de banshee de ma vie, et tout le monde est mort chez nous de toute façon.

– Attends, attends ! C’est quoi cette histoire de cri ?

– Ouais, la banshee, elle crie. Un cri perçant et effrayant, à ce qu’on dit. Il y a d’autres histoires, je m’en souviens plus... C’est différent d’une région à l’autre...

Un grand choc métallique résonna d’un bout à l’autre de la pièce.

– Bouclez-la ! gueula une voix ferme ; sans doute celle du gardien.

Le clochard émit une sorte de rire porcin avant de se laisser tomber sur sa banquette. Cinq secondes plus tard, il ronflait comme un orgue.

Moi, recroquevillé sur ma couche trop dure, je ne fermai pas l’œil de la nuit.


On vint chercher le clochard au matin. C’était un habitué de la place ; il appelait chaque agent par son prénom, et le gardien le sermonna sans trop y croire avant de le laisser aller : « Bon, allez, Gary, tu sais qu’on ne lance pas d’objet à un policier, ni à aucun autre citoyen. C’est dangereux, tu pourrais blesser quelqu’un. Tu comprends ? Allez, va-t-en, et reste calme cette fois-ci, pigé ? » L’autre éclata de rire et s’en alla sans même répondre.

On me remit en liberté vers les neuf heures. Le ton de la conversation était franchement moins courtois.

– Bon, écoute, ta voiture a été retournée à la compagnie de location. Ton passeport est en règle et tout semble correct. Pas d’alcool, pas de drogues. Mais ta petite crise de la nuit passée, on n’a vraiment pas apprécié. Alors un agent va te reconduire à l’aéroport. Prends l’avion et on oublie toute cette histoire.

– Et la contravention pour excès de vitesse ?

Il me fit signe de déguerpir, ce que je fis sans me gêner, après avoir ramassé mes effets.


On me déposa à l’aéroport de Galway et je me précipitai aussitôt vers le terminal. Le prochain vol était en milieu d’après-midi.

Je passai la sécurité et les douanes en coup de vent, je ne me souviens plus très bien. Je retrouvai ma lucidité lorsque, assis dans la salle d’embarquement, le corps parcouru de spasmes, je me rendis compte que depuis des heures maintenant, je repassais en boucle dans ma tête les paroles du clochard.

La banshee.

Rien à faire, j’étais terrifié !

J’étais affamé, j’étais fatigué, j’étais épuisé, étourdi, endolori, tout bourdonnait, tout m’accablait, j’étais là sans y être, dans un engourdissement généralisé, et pourtant, clairs à mes oreilles, à mes yeux, la voix et le visage fantomatique de la femme de l’étang s’imposaient continuellement. Elle hantait chaque son, chaque visage, chaque page de magazine que je prétendais lire, chaque parcelle d’espace, chaque désir qui devenait immédiatement une crainte.

Je me sentais un peu mort, à l’intérieur.


Vers quatorze heures, je me suis levé. Au diable les conneries. Au diable les spectres et les cris. Je devais parler à Marlène. Ça ne pouvait plus attendre. Même le retour à Montréal serait trop long. Sa couleur à elle, sa voix, voilà ce qui fracasserait l’horrible torpeur de vie dont j’étais la proie.

Je fondis sur le premier téléphone public que je vis et je composai les numéros que l’usage avait rendus si familiers. On décrocha à la troisième sonnerie.

– Oui allô ?

– Marlène...

– Michel ? C’est toi ?

– Oui, fallait que je te parle. Tu peux pas savoir comme je suis heureux d’entendre ta voix.

– Michel, je suis en route vers le travail, qu’est-ce que tu veux ? J’ai pas le temps de...

– Je t’aime encore, Marlène. Je suis un idiot. Complètement. Je peux pas même imaginer vivre sans toi. Écoute, je rentre à Montréal ce soir. J’aimerais qu’on se voit.

Un silence.

– Wow. Hum. Tu me prends un peu au dépourvu Michel, je m’attendais pas à ça ce matin...

– Est-ce qu’on peut se voir ? Je t’en supplie, j’ai vraiment besoin de te voir. Tu me manques terriblement.

– Tu me manques aussi...

Un long soupir.

– Bon, ok, c’est d’accord. Au café, au coin de ma rue. Vers vingt heures, c’est bon ?

– C’est parfait, j’y serai !

– Alors, mmm... tu rentres à Montréal ? D’où est-ce que tu arrives ?

– Je suis en Irlande. Je te raconterai tout ça ce soir. Tu vas rire.

Elle eut un bref esclaffement, typique d’elle. Je souris. Je retrouvais le plaisir du terrain connu. Pour la première fois depuis des semaines, un véritable sentiment de bien-être diffusa dans tout mon corps.

Mes yeux balayèrent la salle pendant que je lui parlais, tout sourire. Et c’est là que je la vis.

Mon souffle s’arrêta.

Elle avançait vers moi. Elle.

La femme de l’étang !

La banshee !

J’étais scié.

Allait-elle me suivre dans l’avion ? Dans les rues de Montréal ?

– Michel ? T’es là ?

– Je...

– Ça va ? Michel ?

Je n’avais plus de voix. Un poids immense comprimait ma poitrine. L’autre avançait.

– Michel ?

Un pas après l’autre, glissant sur le parquet luisant de la salle d’embarquement, elle approchait. Moi, horrifié, je me faisais minuscule.

– Michel ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu m’inquiètes !

– C’est... C’est Elle ! Elle approche !

La femme s’arrêta à trente centimètres de mon visage. Je pouvais voir sa peau diaphane étirée sur un visage sans âge. Je pouvais voir ses prunelles, dilatées, énormes, où rien ne se reflétait. Je pouvais voir son rictus maigre, alors qu’elle ouvrait les lèvres, et ses longs cheveux de noyée.

Sa bouche s’ouvrit grande.

Je plaquai ma main gauche sur mon oreille gauche, et j’écrasai le combiné sur la droite.

– Qui ça, Elle ? Michel ?

Rien ne se produisit. Le silence. Aucun cri. Je ne comprenais plus. Je la fixais, et elle me fixait, et pendant un court instant, je ne sus quoi penser. À l’autre bout de la ligne, Marlène s’énervait.

– Mi... Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Tu as entendu ? C’est... AHHH !!

Un violent son mat dans mon oreille. Un bruit de tôle froissée. Des freins. Des heurts.

C’était fini.

Quand j’ouvris les yeux, la ligne était coupée.

La femme avait disparu.


*


J’appris plus tard que Marlène avait été frappée par une fourgonnette, alors qu’elle traversait la rue. J’aurais voulu assister aux funérailles. Mais j’en fus incapable. Je ne pus jamais me le pardonner. Dès mon arrivée à Montréal, je m’enfermai chez moi.

Je passai les quarante années suivantes dans cet état.

Reclus.

Parfois, la banshee réapparaissait. Ou alors j’entendais son cri, loin dans la nuit.

Le lendemain, j’apprenais le décès de ma mère. De mon père. De ma sœur. D’une tante ou d’un cousin.

Le dernier membre de ma famille rapprochée est décédé l’an dernier.

Je n’ai plus d’ami.

Je n’ai plus rien.


Et pourtant.


Elle m’est apparue à nouveau, hier.


J’ai tout perdu. Je n’ai plus rien ni personne qui vaille. C’est pourquoi je le sais, maintenant.


Cette fois, elle vient pour moi...




Félix


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