Rien qu'un coucher de soleil
Rien qu'un coucher de soleil
Lors d’un échange récent avec une amie pour qui j’ai un immense respect, nous en sommes venus à parler de la beauté des couchers de soleil.
Elle me disait être émerveillée par le phénomène. Aucune toile, aucune photographie, aucun mot ne peut recréer ce qui se produit là, devant nous, lorsque le soleil dans sa descente vermillonne la voûte du ciel et les cathédrales de nuages. « Inimitable » était son mot.
J’ai entendu une professeur de poésie déclarer, un jour, qu’il n’y avait rien de poétique dans un coucher de soleil.
Une absurdité.
Évidemment, l’événement, comme tous les événements de la nature, n’est pas en soi habité par une poésie indépendante de l’humain ; c’est l’humain qui donne son sens à ce coucher de soleil. Mais n’est-ce pas le cas pour toute poésie ? La poésie n’est-elle pas fondamentalement humaine ? Et ainsi, toute chose n’est-elle pas, non fondamentalement, mais bien humainement poétique ?
Et qu’y a-t-il dans un crépuscule qui nous parait si merveilleux, si plein de signification ? Car même si on ne le voit pas, le coucher de soleil n’en demeure pas moins inimitable et beau.
Cette fascination pour un astre qui cesse de nous apporter sa lumière n’est-elle pas l’ultime symbole d’un espoir du lendemain ? Car chaque nuit, elle est là, enfouie très profondément, la crainte qu’aucune aube ne succède à l’obscurité.
L’être humain n’existe que dans le désir. Albert Jacquard l’exprimait admirablement en déclarant que la faculté spécifique de l’humain, celle qui le démarque de l’animal, est sa capacité à percevoir un « demain ».
Toute chose n’est viable dans l’Humanité qu’en tant qu’elle participe à ce demain, qu’elle procède, donc, du désir.
Parce qu’il souhaite ardemment un lendemain, l’humain planifie donc son bonheur. Il le projette dans l’avenir. Ce qu’il fait aujourd’hui vise toujours à le rendre plus heureux dans un futur plus ou moins rapproché.
C’est un désir de vivre. Un désir d’aimer. Un désir de jouir. Un désir d’éternité. Car percevoir l’avenir nous a, en échange, imposé la seule et unique crainte humaine : la peur de la finalité. La peur du dernier coucher de soleil. La peur de la Nuit éternelle.
N’est-ce pas fantastique, cet état des choses ?
Nous désirons à ce point le lendemain que nous y projetons notre bonheur.
Nous nous créons par nos désirs.
Un jour, nous aurons une maison.
Un jour, nous aurons l’argent.
Un jour, nous voyagerons.
Un jour, nous prendrons le temps de lire un livre, ou de faire notre jogging.
Un jour, nous parlerons à la belle fille qui nous revire le cœur comme on revire un gant de soie.
Nous sommes tous de petits couchers de soleil, chacun de nous. Nous naissons dans le sang pour un périple dans les cieux, parfois écourté par les orages, les éclipses et l’épaisseur des nuages. Puis nous disparaissons dans la nuit, et il ne reste rien de nous, sinon le souvenir de la lumière que nous aurons déversée sur le monde, sur les cœurs, partout.
Nous sommes tous de petits couchers de soleil qui se débattent devant l’inexorable noirceur.
Et pendant ce temps, la vie passe, et notre lumière décroît, et tout ce qu’il nous reste est l’espoir en une aube nouvelle.
L’erreur de l’humain est de croire que sa faculté unique est garante de vérité.
C’est faux.
L’Homme regarde le lendemain ; la vérité, elle, est dans le présent. Dans la lumière, là, maintenant.
C’est ce travail que l’humain doit effectuer sur lui-même. Reconnaître l’emprise qu’a sur lui l’espoir, et le remplacer par une profonde appréciation du présent.
Et c’est ardu. Terriblement.
Le présent est effrayant : les dangers, les obstacles, les échecs, ils sont là, bien réels, palpables sous nos doigts.
Mais justement, le monde existe dans son entier, dans toute son inhérente complexité chaotique, dans le présent.
Il n’existe pas dans l’avenir.
Il n’y a pas, réellement, d’avenir.
Il y a une suite de présents, une chaîne de causes à effets, et tous, côte à côte, à chaque instant, nous glissons, innombrables maillons libres, sur cette chaîne.
Il n’y a pas de demain.
Regarde-le, ce coucher de soleil. Son flamboiement n’est pas une promesse en un lendemain. C’est un astre moyen en périphérie d’une galaxie moyenne, un astre soumis à des forces et à des lois, et c’est nous, planète toupie, qui faisons à présent face au grand vaste de l’espace intersidéral dans notre incontrôlable rotation. Un grain dans l’engrenage et tout peut cesser avant le matin.
Non, il n’y a rien, alors, de fondamentalement poétique dans un coucher de soleil. Et il n’y a qu’illusion pour celui qui y voit, sans cesse, un espoir d’aube s’y refléter.
Mais n’est-ce pas là, justement, la plus vibrante source de bonheur qui soit ?
Regarde-le, ce coucher de soleil. N’est-il pas le point culminant d’une journée lumineuse ? Et toute cette lumière dont tu te gaves, et dont tu t’es gavé depuis le matin, n’est-ce pas raison suffisante de t’émerveiller devant le spectacle ? Car il meurt, le grand astre, mais il a tant donné, tant nourri.
Et regarde cette seconde qui t'échappe déjà, ressens son intensité, sa tension, son amplitude, puis sa disparition avant d'être supplantée par une autre seconde, différente. Regarde ceux que tu croises. Regarde la lumière qu'ils déversent, astres sur leur couchant, errants de par le monde. Regarde ce qui est là, non point en tant que cette chose est moyen à une fin à venir, mais en tant qu'elle est une fin en elle-même, immédiatement, totalement.
Regarde ce coucher de soleil !
Et ainsi, au lieu de désirs de profits et d’espoirs illusionnés, il faudrait créer, à la place, une infinité d’admirables présents.
Et c’est là que réside la beauté du coucher de soleil : toute l’éternité enchâssée dans quelques éclats rose-orangé.
Félix
