Écrire pour ne faire qu'Un
Écrire pour ne faire qu’Un
Beaucoup de textes dans les catégories « Discussion » et « Écriture » ces derniers temps, n’est-ce pas ? C’est plus fort que moi, interroger le réel est probablement mon passe-temps favoris... Ne vous en faites pas, poèmes et courtes histoires viendront à leur tour ; l’écriture, comme la vie, semble obéir à des cycles.
Je parlerai aujourd’hui du but de l’écriture artistique. De sa raison. De ce qu’elle est.
Oui. Rien que ça.
Qu'est-ce que l'écriture ?
Commençons par identifier ce que l’écriture n’est pas.
On n’écrit pas, d’abord, pour impressionner, ni pour gagner en prestige, ni pour s’enrichir. Oui, certains s’enrichissent et remportent des honneurs, mais ce ne sont là que des conséquences secondaires découlant de certaines conditions dûment remplies.
On n’écrit pas pour « raconter une histoire », quand bien même tous les lecteurs et apprentis auteurs voudraient bien le croire. La fiction est une partie importante de l’écriture, mais elle n’est qu’un outil.
On n’écrit pas pour « divertir » ses lecteurs. Le nombre de livres arides et malgré tout immensément précieux pour le cœur et l’âme sont autant de preuves que divertir n’est pas le but premier de l’auteur.
On n’écrit pas pour « s’exprimer », ou pour « se libérer », une raison souvent entendue et pourtant caduque. L’écriture ne vide pas l’auteur de son expérience ou de ses émotions. En fait, l’écriture ouvre plutôt grand la porte de ces chambres closes et y fait passer des courants d’air qui remplissent ensuite la totalité de la demeure. Peu importe ce que vous mettrez en mot, vos névroses demeureront, vos traumas aussi, vos passions, vos amertumes. Tout cela se verra dilué dans votre quotidien. Et tôt ou tard, si vous n’y prenez garde, cela vous rattrapera. Pour le dire nettement : n’écrire que vos émotions négatives vous pourrira la vie. Si c’est tout ce que vous avez à apporter à l’écriture, autant ne rien écrire.
De la même façon, on n’écrit pas pour « enseigner », quoique ce puisse être l’accent donné à certains textes. On n’écrit pas pour « faire beau » (les chansons et la poésie sont tout autre chose qu’une recherche purement esthétique). On n’écrit pas non plus pour « défendre sa langue » ; bien que ce soit un objectif appréciable, ce n’est encore qu’un à côté.
Voilà, je pense, qui fait le tour des idées couramment conçues au sujet de l’écriture.
Qu’est-ce, alors, que l’écriture ? Et pourquoi tant d’auteurs y investissent-ils rides et cœur ?
L’écriture est avant tout l’Art de l’Idée, tout comme la musique est l’Art de l’Émotion et l’art visuel, celui de la Sensation.
Pourquoi l’Idée ? Parce que la particule élémentaire de l’écriture est le mot, et le mot désigne un concept. Écrire peut donc être décrit comme la faculté de manipuler les concepts fournis pas la langue.
La parole aussi, me direz-vous, remplit cette fonction. C’est juste. Mais la parole présuppose la conversation, l’argumentation. Parler, c’est échanger avec l’autre, spontanément, en un lieu commun créé par la discussion. Écrire est différent : l’auteur établit, oui, un lieu commun, mais il est l’unique maître de ce qui y sera disposé, et le lecteur, par conséquent, y retrouve une version plus près de la pensée intime de cet auteur que ce qui aurait pu être apporté par la discussion. L’écriture est une représentation codée en mots du fil de la pensée d’un être humain. Une suite d’idées mises en mot et destinée à être interprété par d’autres êtres humains. Voilà ce qu’elle est.
Quelles sont les visées de l'écriture ?
Maintenant, parlons de son objectif.
Convenons que comme toute forme artistique, l’écriture n’est, à tout moment, qu’une imitation. Seriez-vous expert dans tel ou tel domaine, tout ce que vous communiquerez par l’écriture ne sera qu’une illusion plus ou moins réaliste. Le soldat, s’il écrit sur la guerre, communiquera des informations plus précises, oui, que l’auteur lambda, mais il ne créera pourtant qu’une illusion, tout aussi illusoire que celle du mauvais auteur.
Le but de l’auteur ne peut donc pas être d’être réaliste, car tout ce qu’il crée sera forcément une imitation, et ainsi, voué à ne pas être absolument réaliste et véridique.
Plutôt, le but de l’auteur est de créer une expérience humaine.
C’est tout.
On se moque donc que votre roman situe Montréal en plein sur l’équateur ou bien que les héros en soient des dinosaures parlant aux prises avec des extra-terrestres. L’expérience nous touche-t-elle ? Pince-t-elle une corde sonore dans notre cœur ? Si oui, c’est un bon texte.
On doit cesser d’exiger des auteurs qu’ils soient recherchistes et des spécialistes de tous les domaines imaginables. Des érudits infaillibles. L’auteur n’est pas un historien ni un scientifique. Ni même un linguiste ! Il est un créateur de fiction. Le degré de créativité qu’il s’alloue peut varier, mais à tout moment, son œuvre n’est que fiction, peu importe le souci et la sueur mis à la rendre réaliste.
Un texte très érudit, mais humainement incohérent, est et sera toujours un très mauvais texte.
Un texte absolument incohérent, mais dont le cœur bat encore longtemps après la lecture, est assurément, lui, le pinacle de ce qu’on peut attendre d’une œuvre artistique.
Écrire, c’est donc créer une expérience humaine au moyen de mots, donc de concepts. Mais pourquoi ?
Parce que l’objectif ultime de l’Écriture avec un grand « E » est le suivant : ne faire qu’Un avec l’Humanité. Nous écrivons pour semer notre propre part d’humanité dans le bassin de ce qui fait de nous des Hommes.
Le but de l’écriture est donc d’enrichir l’univers interne du lecteur, et ce, par la multiplication des référents. Il y a alors appropriation des expériences par le lecteur et élargissement de sa compréhension de ce qu’est « l’expérience humaine ». Voilà le but de l’Art. « L’expérience humaine ». Prendre connaissance du vécu d’autres êtres humains. Comprendre, ultimement, ce qui fait de toutes nos individualités mises ensemble, une Humanité.
Dans cette optique, l’érudition n’est que du vent.
L’Histoire est utile à l’historien, pas à l’écrivain.
La physique de même.
L’architecture de même.
La sociologie de même.
Toutes ces sciences et ces connaissances sont, en elles-mêmes, inutiles à l’écrivain.
La langue aussi, d’une certaine façon (après tout, la communication n’est affectée que minimalement par la grammaire puisque, comme nous l’avons dit, elle s’intéresse aux concepts du fil de la pensée, et non au mot en lui-même – que je dise « moi » ou « moé », le référent est le même, et si ce référent est incompris, c’est qu’il s’agit de dialectes ou de langues différentes, ce qui atténue alors, et de toute façon, tout espoir de communication).
C’est pourquoi la Poésie est le plus haut degré de l’art littéraire. La Poésie, la vraie, s’est défaite de toute science, de tout savoir secondaire. Elle est nue. Elle vibre d’elle-même. Un petit morceau d’humanité exprimée au travers de concepts traduits en mots.
Il faut garder tout cela en tête. L’art en général, et l’écriture en particulier, cherche à créer des liens entre les êtres humains. À donner à chacun la connaissance associée au vécu et à la condition d’un autre pour ainsi, dans l’utopie, en arriver à un monde où l’unicité de chacun sera prise en compte par la totalité, et où l’écriture ne sera plus nécessaire puisque les concepts auront été partagés dans leur ensemble. En songeant à tout moment que le mot que vous mettez sur papier est un testament de votre propre humanité, et que chaque mot lu sur une page est le fragment d’une autre existence, d’une autre façon d’être humain, vous constaterez à quel point il est grand notre désir d’être compris, et à quel point lire et écrire, si on s’y adonne de la bonne manière, rapièce les âmes.
Ce qui fait, par ailleurs, que plusieurs œuvres médiocres se hissent en haut des palmarès et que plusieurs auteurs médiocres deviennent populaires vient du fait qu’une grande part des lecteurs, au lieu de chercher justement cet enrichissement au travers des œuvres (de chercher la diversité et la différence par rapport à soi), tendent plutôt à chercher ce qui leur ressemble le plus, ce qui conforte leurs propres expériences, et ce qui leur procure une sorte de bien-être passager à la lecture. Les lecteurs de cette sorte ne lisent, par exemple, que quelques auteurs ou quelques genres exclusivement. Quel gâchis d’opportunités d’apprentissage...
Quelques éclaircissements sur " l'expression de notre humanité"
Après cette présentation, je perçois plusieurs sourcillements de votre part. « Que veut-il dire par “exprimer son humanité” ? ».
Prenez l’exemple d’un livre que j’ai grandement apprécié : L’Homme qui marche, du québécois Jean Béliveau (non, pas le joueur de hockey...).
Le livre en lui-même est assez simplement écrit, parfois un peu maladroit, mais le cœur du propos est fantastique ! Nous suivons un homme qui fait, en 11 années, le tour du monde à pieds ! Nous le voyons douter, nous le voyons terrifié, nous le voyons soulagé, contemplateur, épuisé, déterminé. Nous vivons, littéralement, ce voyage au travers des mots.
Un autre livre : Batailles dans la montagne, de Jean Giono. Les cent premières pages sont d’une torture insoutenable. Il faut aimer souffrir pour passer au travers. Pourtant, les scènes qui suivent viennent se loger tout au creux de votre esprit et vous donnent un aperçu fantastique de la nature humaine dans un environnement dévasté par une grande inondation. En voilà de l’humanité !
Encore un autre : Lolita, de Nabokov. Un livre où on suit un pédophile décrivant son adoration pour une adolescente et leur cavale au travers des États-Unis. Qui peut se targuer de connaître le fil de la pensée d’un pédophile, ou même de s’y intéresser ? Nabokov rend le tout avec une humanité et une sensibilité absolument déconcertante ; ce livre vous ouvre les yeux sur tout un pan de l’expérience humaine que plusieurs n’oseraient pas même imaginer. Et tout cela, sans jamais cautionner l’obsession malsaine du personnage !
Et les Légendes arthuriennes ? Pourquoi ont-elles survécu aussi longtemps si ce n’est que parce que l’histoire de Perceval, de Lancelot, de Gauvain, d’Arthur, de Merlin, de Galaad et des autres nous inspire, encore aujourd’hui, à devenir de meilleurs êtres humains ?
Et qui a déjà lu Ivanhoé, de Sir Walter Scott, pour se rendre compte que le livre n’avait rien à voir avec Ivanhoé, mais plutôt tout avec Richard Cœur de Lion et Robin des Bois ? Quel livre exprime de manière plus parfaite un mépris total pour le héros classique, auquel rien de glorieux ni de très bon n’arrive, et fait plutôt l’apologie du bon gaillard qui sait chanter en bande, boire tout son saoul et montrer un courage à toute épreuve ?
À côté de ces personnages aux profondeurs toutes humaines, comparez maintenant les figurines de papier présentées par certains best-sellers modernes. Qu’ont-ils à offrir hormis un nom et quelques platitudes servies sous le sceau de l’action ou de l’aventure ? Si encore l’action nous éclairait sur les tréfonds de l’âme humaine ; elle ressemble plutôt souvent à ces scénarios de films de série B d’une minceur de papier hygiénique de mauvaise qualité. Pour peu, on verrait au travers.
Voilà ce que je veux dire par « humanité ».
Bref retour sur la Charge Signifiante
Je suis conscient que cette matière est très peu conventionnelle. Elle se soumet pourtant aisément à un examen plus poussé. Nous ne sommes attirés que par ce qui nous touche, et ce qui nous touche est forcément lié à ce qui fait de nous des êtres humains.
La difficulté majeure, ici, vient de ce que j’ai désigné, dans un billet précédent, la « charge signifiante » (oui, tout est lié, je n’invente pas cette terminologie que pour mon simple plaisir).
Tout le message humanisant d’un texte passe obligatoirement par le tamis de la charge signifiante de chaque mot utilisé, et ainsi, ce message peut être soit compris intégralement (le mot est interprété de façon identique par l’auteur et le lecteur), soit magnifié (le mot a une charge signifiante plus riche pour le lecteur que pour l’auteur), soit dissout (le mot a une charge signifiante plus riche pour l’auteur que pour le lecteur).
Mais voilà, justement : le lecteur tend à ignorer la charge signifiante proposée par l’auteur et à se conforter dans son propre univers. Il devient donc ardu de faire passer un message humanisant. Les meilleurs écrivains savent imposer une charge signifiante, mais règle générale, ils utilisent celle qui leur est propre.
La lecture et l’écriture ont donc le potentiel d’être de puissantes alliées de l’empathie dans une modernité aux prises avec des actes de discrimination systémiques et une apathie sociale généralisée ; en stimulant la production et la consommation de matériel littéraire, il y a fort à parier que l’on s’approcherait, ne serait-ce qu’un tant soit peu, de l’idéal de l’écriture : ne faire qu’Un avec l’Humain.
Félix