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Le droit à la morosité

Le droit à la morosité



Il est une tendance contre laquelle j'ai une dent, et c'est celle du positivisme à tout prix.


Je précise, d'entrée de jeu, que je suis un fervent adepte du positivisme. Je refuse catégoriquement de me laisser entraîner dans le bourbier des doutes infondés, des peurs, de toutes ces choses qui empêchent l'action concrète et créatrice.


Je ne suis pas morose. Mais je défends mon droit de l'être.


Il n'y a rien de nouveau ici : nous vivons dans une société où priment la perfection et la productivité. Il y a eu la roue, la machine à vapeur, l'ordinateur, et maintenant, le surpositivisme. La manne de la psyché humaine.

Le bonheur d'être toujours heureux (et de produire !).


Le hic, c'est que la déprime, la tristesse, ça arrive. C'est normal.


Le hic, c'est que certaines personnes vivent leurs high très hauts, et leurs down très bas.


Le hic, c'est qu’être positif à tout vent, tout le temps, c'est impossible.


Mais on veut y croire ! On nous en gave ! Combien de messages voyez-vous passer, chaque jour, sur les réseaux sociaux ? «Votre bonheur vous appartient !»


Eh bien, non, votre bonheur ne vous appartient pas. Pas totalement. Parlez-en à un individu coincé dans l'étau d'un système autoritaire. L'environnement a beaucoup à y voir. Tout à y voir, en fait. Si on vous repousse constamment au mur, que l'on rabroue ou ignore chacune de vos tentatives d'expression, comment pourriez-vous conserver votre positivisme ?


C'est connu, c'est ressenti, dès le baptême social de nos jeunes années : le bonheur vient de l'acceptation sociale, son contraire étant l'ostracisme. Alors on se crée des masques. L'un va se tailler un large sourire sur sa façade quotidienne pour cacher la noirceur de ses pensées – et ça marche, on y croit ! Mais ça n'efface pas la noirceur.


L'autre va s'enfoncer dans la spiritualité, dans le soin du corps et de ses émotions – et ça marche ! Mais seulement dans les limites où on se coupe de l'aspect environnemental. Je me méfie de celui qui peut être parfaitement heureux, enchaîné vingt ans aux ténèbres humides d'un cachot. L'être humain est un animal social ; un être humain isolé, solitaire, est-il un être humain ? En référence à qui ? À quoi ? L'amour de soi ne peut franchir qu'une certaine distance ; l'aspect culturel de notre humanité nous lie, pour le meilleur et pour le pis, à une tribu, une communauté, une civilisation...


Et pourtant, tel qu'on nous le montre, le succès a toujours le sourire aux lèvres. Exit la sueur, les blessures, le doute, les échecs. Il faut apparemment être d'un positivisme irréprochable pour que notre succès soit officialisé.


C'est qu'il existe aussi un amalgame entre morosité et défaitisme. Pourtant, on peut très bien être triste et positif. On peut être au fond du baril et, malgré tout, voir la lumière au bout du tunnel. Le lien entre notre émotion du moment et la tangente de notre vie est, pour ainsi dire, inexistant.


Mais il est là, en fait, le problème. L'art du «positivisme à tout prix» repose sur une incapacité à gérer la morosité. Collectivement, nous associons déprime et défaitisme. Être triste ou découragé est vu comme un échec, une tare ; une tache sur notre idéal du succès et de la perfection ! En somme, nous vivons dans une société où il devient de plus en plus ardu de gérer nos émotions négatives.


Nous les recouvrons plutôt d'un masque. Et cela fait, nous les croyons dissipées.


À ce jeu, certains excellent ! Nous les voyons tous les jours, leurs sourires nous dévisagent dans les médias de tout acabit. Ce sont eux qui créent la tendance. Et alors, dans ce concert de dents blanches et d'ondes alpha, la moindre larme ou le moindre cri de détresse devient une note discordante. On ne veut pas voir cela. Nous tenons, après tout, à notre illusion positive.


Et puis, cela pourrait déteindre sur nous, non ? À la vue d'une photo d'un enfant syrien mort, nos entrailles se convulsent. Que faisons-nous ? Nous passons à une photo de chaton. Ah ! C'est déjà mieux. C'est que nous ne devrions pas entamer notre positivisme pour un simple soubresaut de la fatalité !


Séries de viols commis par des célébrités ? Malaise. Mais bien sûr, ces célébrités seront reconnues innocentes, autrement, ce serait reconnaître un problème que nous ne voulons pas voir. Le positivisme règne en maître.


Le monde s'écroulerait, vous trouveriez une société bien calée devant Facebook, s'envoyant des messages d'espoir et partageant une perspective positive des événements.


Et ne croyez pas que je fasse l'apologie du cynisme ou du nihilisme. Le positivisme est nécessaire, cela va de soi (son absence totale serait une négation de notre propre existence).


Là où je perçois une irritation, c'est dans ce frottement incessant des apparences, un frottement qui isole et exclue les moroses, ceux-là mêmes qui ont un besoin urgent d'inclusion ! Une pierre ponce sociale ; nous percevons les moroses comme une saleté qui encrasse les rouages de notre perfection.


J'en veux pour preuve le succès improbable de toutes ces autobiographies dégoulinantes de morales douteuses et de drames de toutes sortes, servies par les célébrités de l'heure ; le malheur ne nous intéresse que s'il mène au succès. On ne veut rien savoir du vrai malheureux, celui qui n'a aucune chance de s'en sortir.


Une célébrité passera le plus clair de son temps droguée, soûle, à enfreindre la loi, on fera preuve d'une indulgence à toute épreuve : quel sourire sur ce nouvel album, tout de même ! Quelle désinvolture ! Et puis, elle ne l'a pas eue facile, hein !


Un quidam filera un mauvais coton, on l'écartera sans scrupule ; et puis quoi, il a une vie malheureuse ? Il est inconnu, donc en s'en fiche.


Tout cela au nom du positivisme. Ne jamais montrer le réel sans crémage. Ne jamais montrer la détresse humaine sans le gros ruban rose de l'espoir.


Pour revenir au propos premier de ce texte (car j'ai l'impression, même si ce n'est pas le cas, d'avoir ouvert une trop longue parenthèse), je réclame le droit à la morosité.


Le droit à la tristesse et à la déprime.


Non pour aborder la vie comme un grand voile gris et infranchissable, mais parce que ce sont là des émotions humaines parfaitement saines et normales.


Si quelqu'un me demande «Comment ça va ?», je réclame le droit de répondre «Mal.» sans avoir l'impression de cracher une gerbe de sang sur l'immaculé tissu social. Je réclame le droit de te parler, à toi, simplement pour chercher un peu de confort dans mon malheur. Je réclame le droit de recevoir une tape dans le dos quand ça va mal, au lieu d'une tape sur la gueule (ou pire, l'indifférence égoïste du junkie positif effrayé que l'on contamine ses ondes positives).


Parce qu'on n'a aucune raison de craindre un peu de mélancolie. La lumière, elle est toujours plus belle quand on émerge de l'ombre.




Mise à jour du 19 décembre :


Je me permets d'ajouter ici le lien au documentaire "La dictature du bonheur", de Marie-Claude Élie-Morin, paru le 17 novembre dernier sur les ondes de Télé-Québec. Son livre est également disponible en librairie. Le propos épouse le mien et le complète admirablement. À voir !


Félix


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